Elle détonnait à Venise dans un line-up finalement très orienté sur des œuvres linéaires. Plus épuré, ALL UNSAVED PROGRESS WILL BE LOST n’oublie pas pour autant de faire passer un message. Cet univers onirique a été créé par l’artiste française Mélanie Courtinat, que nous avons rencontré à Venise.
Jeu vidéo et design interactif
Mélanie Courtinat – J’ai toujours joué aux jeux vidéo, c’est une vraie passion depuis mon enfance. C’est donc naturellement que je me suis intéressé à ce qui s’apparente à des consoles ou du moins supports de jeu, ici la VR que j’ai découvert en 2016 avec le HTC Vive et Tilt Brush. J’ai été emportée par cette expérience, et j’ai décidé de conjuguer mes études en design interactif (à l’ECAL – Ecole cantonale d’art de Lausanne) avec l’exploration de ces nouveaux supports. J’apprenais déjà les outils de création 3D, j’ai donc sauté le pas et acheté mon premier casque pour réaliser mon projet de fin d’études en VR.
M. C. – J’ai donc conçu à mon tour une expérience sous forme d’un jardin suspendu intitulée I NEVER PROMISED YOU A GARDEN. Directement au sortir de mes études, j’ai ensuite eu la chance de recevoir des propositions d’expositions, de festivals: Londres, Paris, Lausanne, Arles, mais aussi l’Inde, et enfin le Tokyo Game Show, clairement un rêve qui se réalisait. Ça m’a permis de confronter le projet à des publics issus de nationalités et de démographies différentes, dans des contextes variés, et apprendre en l’observant et en interagissant avec eux.
M. C. – De retour à Paris, ma ville natale, j’ai été sollicitée par la marque LVMH, qui souhaitait montrer mon jardin dans le cadre d’un de leurs évènements. J’ai aperçu à ce moment là l’intérêt de la part du monde du luxe et de la mode pour ce type d’expériences. Je dirais que ça m’a ouvert la voie professionnellement, aujourd’hui je collabore régulièrement avec ce type d’interlocuteurs pour créer des projets immersifs: VR, AR, 3D ou jeu vidéo. D’un autre côté, j’expérimente avec les nouvelles technologies dans le contexte de projets personnels.
Des outils 3D à la conception environnementale
M. C. – Les outils de création 3D permettent aujourd’hui de faire un projet comme ALL UNSAVED PROGRESS WILL BE LOST sans être entourée d’une équipe. De la programmation au sound design, j’ai pu tout développer seule. Je n’exclue pas pour autant d’autres projets plus collaboratifs par la suite ! Ce projet spécifique est né d’une envie personnelle, et d’un temps que je pouvais avoir. Cela ne remplace pas le fait qu’à plusieurs, on peut envisager des choses plus ambitieuses, plus longues, comme la rencontre avec Diversion cinema qui m’accompagne sur la distribution. Cette collaboration m’a amené à la sélection officielle de Venice Immersive, puis à DOK Leipzig, BFI LFF Expanded avant d’autres festivals.
M. C. – Je travaille sous le moteur de jeux vidéos Unity, qui reste ma plateforme de création principale, tout simplement parce que c’est celle que j’ai appris plutôt que Unreal. J’élabore d’abord une maquette du projet, en créant le terrain de jeu en premier. Puis, de la même manière que je pourrais sculpter et peindre une maquette, je vais venir placer des textures sur le sol et le ciel, « peindre » l’herbe, placer les éléments de décors, puis la lumière, le brouillard… À la toute fin vient la caméra. Je ne viens pas directement d’une formation cinématographique. Bien que je regarde beaucoup de films, je n’ai pas forcement les codes académiques de cadrages. Je ne pense pas en “plan” ou “cadre”, côté découpage. Je réfléchis à l’espace avant.
M. C. – La progression dans ALL UNSAVED PROGRESS WILL BE LOST se déroule en deux temps. Il y a tout d’abord une arrivée sous un pont, dans un espace plutôt restreint. Et ensuite, vous avancez vers un décor beaucoup plus vaste, en ouvrant sur un paysage parsemé d’immeubles plus grands que nature. Je joue beaucoup sur la notion d’échelle, ça marque très bien en réalité virtuelle. D’ailleurs, dans ce projet ce n’est pas le sujet qui est venu en premier ; ce que je veux c’est distiller des émotions, transmettre des sentiments, je m’intéresse aux sensations en premier lieu. Seulement ensuite, j’ai consolidé mon environnement avec un peu plus de contexte, de mots, et replacé dans une histoire. Mais en laissant le spectateur interpréter cela à sa guise… Tout en faisant régulièrement tester ALL UNSAVED PROGRESS WILL BE LOST autour de moi, pour que chaque détail soit maitrisé – notamment la vitesse du déplacement et le rythme de l’histoire. Je ne saurais pas dire exactement combien de temps j’ai mis pour le concevoir, mais concrètement le projet s’est fait en moins de deux mois.
Concevoir seule une expérience artistique en VR
M. C. – J’écoute beaucoup de musique pour la partie narrative, notamment les moodboard musicaux que j’avais fait. Dans ce projet j’ai aussi puisé librement dans des textes existants, des témoignages que je trouvais extrêmement puissants, et j’ai ensuite travaillé sur comment concilier espace, textes, rythmes, sons, etc. En réalité virtuelle, il faut embarquer le spectateur, ne pas lui faire perdre le fil et le sens de son expérience, sans pour autant l’over stimuler. Dans une direction non verbale, qui doit être intuitive.
M. C. – Ce mode de création VR solitaire, c’était donc vecteur d’une énorme liberté en soi. Mais c’est aussi une certaine prise de risque, car personne ne m’attendait au tournant ou n’était là pour me donner des échéances. C’est donc pour moi très épanouissant que de le partager avec un public, en festivals pour l’instant, probablement en ligne plus tard. Ça me donne l’occasion de voir le regard de chacun sur mes créations, et de pouvoir échanger à ce propos, sans imposer ma propre version de l’expérience. J’ai le sentiment d’explorer les nouvelles mécaniques de jeux et de mondes immersifs, dans des formats plus libres. C’est ce qui me fascine.
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